A la suite de son article "J'étais Talent Scout" paru dans le précédent numéro 👉, Philippe Papadopoulos, mon ancien complice des 120 Nuits nous livre ici ses souvenirs de Sibérie. Toujours photos à l’appui.
Aéroport de Novossibirsk, avril 2001
Le chauffeur de la directrice de l’agence nous attendait avec son 4x4 au pied de l’avion. Ce n’était pas autorisé, mais en Sibérie, la loi, c’est celui qui a les relations.
Il nous a pris directement sous l’aile. La nuit était blanche, la neige gelée, le froid sec. Les visages des gens dehors étaient marqués au couteau par la vie, fatigués, creusés, mais avec une lumière étrange dans le regard.
Novossibirsk m’a surpris immédiatement.
Je logeais dans la grande tour, le seul hôtel 5 étoiles de la ville. Juste à sa droite, il y avait une locomotive à vapeur, posée là comme un monument. On aurait dit une relique sortie du passé soviétique, figée, noire, avec ses tuyaux massifs. Et autour, il y avait des maisons en bois. De vraies maisons anciennes, avec autour des fenêtres des décorations sculptées comme de la dentelle, dans le bois lui-même. C’était très beau. C’était très subtil. C’était un artisanat presque féminin.
Novossibirsk
Sur la grande place, il y avait Lénine, une statue de cinq ou six mètres, cape au vent, comme un géant noir qui surveillait encore la ville. Et cette place, aujourd’hui sûrement pleine de voitures et de trafic, était alors vide. Parce que l’Europe n’était pas encore venue ici.
C’était une ville suspendue dans le temps.
Et j’ai ressenti quelque chose d’inexplicable : comme si mon âme connaissait déjà cet endroit. Comme si j’avais vécu ici, ou traversé cette terre dans une autre vie. C’est à Novossibirsk que j’ai compris que la Sibérie allait devenir, pour moi, un deuxième pays.
Nous sommes ensuite arrivés dans une immense datcha, en pleine forêt, avec vue sur le lac de Novossibirsk. C’était un univers parallèle : un restaurant de cent couverts, un terrain de football, un court de tennis, un haras, un bateau. La directrice avait été mariée à un oligarque, et il y avait des gardes armés de kalachnikov, et des chiens Huskys qui surveillaient la propriété. Le soir, on dînait dehors car il faisait étonnamment beau, et le matin Oleg, le maître des lieux, nous recevait avec du caviar.
Le matin, ce qui m’a fasciné, c’était l’homme qui descendait sur la grande place pour mettre la batterie de sa voiture sur le siège passager avant de la rebrancher pour démarrer. Le sol était tellement gelé que la pelle d’un autre homme n’arrivait même pas à casser la glace. Et malgré le -20, -30 degrés, je voyais ces femmes en escarpins noirs sur la neige glacée, comme si c’était normal. Moi, j’avais la chapka, un grand manteau, des gants, une écharpe, et j’étais encore gelé. Mais ça me plaisait. Je ne sais pas pourquoi. C’était comme un appel. Comme si j’avais déjà vécu ici dans une autre vie.
Casting à Novossibirsk
Une mannequin dans les cités de Novossibirsk
Après quelques jours à Novossibirsk, l’agence nous envoya faire des castings à Omsk et Tomsk. Nous y sommes allés avec une vieille Mercedes noire, très ancienne, intérieur en cuir craquelé, chauffage défaillant. Les échappements refluaient dans la cabine. Nous avons fait trois heures de route comme ça, au milieu des plaines gelées, en ouvrant les fenêtres pour ne pas s’asphyxier. La route traversait la steppe, ces immenses prairies blanches sans fin. On a même vu des tipis d’indiens sibériens, et à un moment, le chauffeur nous a montré du doigt un endroit en disant : “là-bas, c’est le cimetière des mammouths”.
Casting à Omsk
C’est là que j’ai compris que la beauté est un phénomène géographique. Que l’histoire des peuples se voit sur les visages. Que ce mélange unique était le résultat de migrations millénaires.
C’est aussi là que j’ai rencontré pour la première fois Dasha Tchernova. Elle avait 14 ans. Trop jeune pour venir à Paris. Mais elle avait ce quelque chose. Cette intensité dans le regard. Ce magnétisme rare.
Elle m’a regardé droit dans les yeux, et m’a dit :
- « Je vais t’attendre. Quand j’aurai 16 ans, je viendrai à toi. »
Elle l’a fait.
Plus tard, elle deviendra top model internationale, et on la comparera à Kate Moss.
Mais tout a commencé là, dans cette salle à Omsk.
Dasha avant d´être mannequin
Dasha devenue Top Model
Puis nous sommes revenus à Novossibirsk. Un autre jour, l’agence m’a emmené dans une ancienne école communiste. Les murs portaient encore l’odeur du passé. Les slogans effacés. La peinture qui s’écaille.
Le casting se faisait dans la cour intérieure. Et c’est là que je l’ai vue. Rita.
Convoyée par l’agence, elle est entrée dans la cour comme ça, sans bruit, comme sortie de la forêt, naturelle, évidente, sans affectation. Elle avait cette pureté brute. Une beauté encore minérale. Je ne savais pas encore que je ferais d’elle une gagnante. Mais j’ai senti, instantanément, qu’une porte venait de s’ouvrir.
Rita et moi
Après cette semaine sibérienne, après Novossibirsk, Omsk, Tomsk, après les gardes armés et les chiens, après le caviar du matin, après la neige gelée, après Rita et Dasha…
Je suis revenu à Paris. Avec mes polaroïds, mes vidéos, mes mesures. Avec l’impression d’avoir découvert un trésor humain au bout du monde. Ce trésor, c’était la Sibérie.