Philippe Papadopoulos, acteur, photographe et excellent communiquant a participé au lancement des 120 Nuits au sein de l’association « Ouvertures plurielles ». Il a, par la suite, été « talent scout », c’est-à-dire recruteur de mannequin tout autour de la planète. Il nous raconte ici comment ça s’est enchainé et les souvenirs les plus marquants de ses débuts. Photos à l’appui.
De l’armoire d’enfant aux top models internationaux
Tout a commencé quand j’avais dix ans. Fils d’un grand-père et d’un père tailleurs, et d’une maman qui travaillait dans la mode, rue d’Aboukir, au cœur du Sentier, j’ai grandi dans les tissus, les aiguilles et les silhouettes. Je passais des heures à feuilleter les magazines, à découper les photos de mannequins que je trouvais belles, et à les coller à l’intérieur de mon armoire. Sans le savoir, je construisais déjà mon premier board de modèles, bien avant de savoir ce qu’était une agence.
Des années plus tard, au Brésil, un pays où tout semble danser, un ami m’a demandé de filmer un défilé qu’il organisait. Avant mon retour en France, il m’a aussi proposé de participer à un casting avec les mannequins de son agence. C’est là que j’ai rencontré Lucie, une jeune fille de seize ans, d’origine indienne, dont la beauté naturelle m’a profondément marqué. Elle avait cette grâce fluide, et cette manière de marcher comme si chaque pas suivait le rythme d’une samba intérieure.
C’est à travers elle que j’ai compris ce qu’était vraiment un mannequin : pas seulement une apparence, mais une présence, un mouvement, une musique dans le corps. Je filmais avec ma petite caméra, une lampe sur pied en guise de projecteur, découvrant sans m’en rendre compte le début d’un véritable métier.
De retour à Paris, je suis passé récupérer mon courrier dans mon appartement, que je louais alors à une agence de mannequins. Et c’est là que tout a pris une tournure inattendue. Je rencontre Barbara, une mannequin hongroise, et Lisa, originaire de Sibérie, que tout le monde surnommait le petit soleil tant elle rayonnait d’énergie et de gentillesse. Barbara me parle de son pays et me propose d’organiser un casting à Budapest, au Fashion Café.
Lisa, elle, me lance : « Un jour, tu viendras en Sibérie. »
Je ris, en lui disant que j’étais bien trop frileux pour ça.
Elle insiste : « Si, si… tu verras. »
Budapest, la première porte du destin
En l’an 2000, la ville n’était pas encore cette capitale touristique d’aujourd’hui. Elle était brute, secrète, encore imprégnée du post-communisme. Les façades étaient sombres, les fresques effacées racontaient déjà l’Histoire, et la ville respirait comme un animal blessé qui réapprend à bouger. Le Danube avait cette lenteur majestueuse, le pont qui reliait Buda à Pest ressemblait à une colonne vertébrale de pierre, et les bains sulfureux dégageaient une vapeur lourde, presque fantomatique. C’était une ville qui recommençait à vivre. Et les gens aussi.
On sentait la liberté neuve. Les regards étaient ceux d’enfants délivrés. Ils ne savaient pas encore comment habiter la liberté, mais elle était là, neuve, fragile, magnifique.
Et moi, au milieu de tout ça, j’avais l’impression de me retrouver.
Barbara m’avait trouvé un petit studio hongrois à l’ancienne, avec sa copine. Et c’est au Fashion Café, à Budapest que j’ai fait mon premier véritable casting, avec deux amis qui m’aidaient comme assistants. Barbara et son amie prenaient les mensurations. Moi, je filmais et je prenais les photos.
Comme c’était la première fois, je ne savais pas encore vraiment comment faire. Alors j’ai fait ce que mon instinct me disait.
J’avais ma caméra vidéo pour filmer les visages : sourire / non sourire / les deux profils. Je leur faisais marcher un peu. Je leur demandais de se présenter, pour voir si elles parlaient anglais.
Ensuite, je faisais des photos argentiques. Puis des photos numériques.
Ça prenait beaucoup de temps. J’avais même ramené un réflecteur improvisé, fabriqué avec une couverture d’hôpital dorée d’un côté et argentée de l’autre, pour renvoyer la lumière. Je faisais tout : la lumière, l’angle, l’énergie.
À force, au Fashion Café, il y avait de plus en plus de monde. On devenait nous-mêmes l’évènement de la soirée. Alors j’ai commencé à demander aux filles de monter sur le bar, et de marcher dessus, comme sur un podium improvisé. Ça avait quelque chose de brut, de spontané, de joyeux aussi.
Après le Fashion Café, les choses ont continué dans Budapest. Je suis allé dans une autre agence, chez Orchie, à Attractive. Puis chez Betty, à Images Agency. Et j’ai refait exactement la même chose.
J’arrivais avec mon matériel, ma couverture-reflecteur, mes appareils, comme si je montais un mini plateau cinéma. Il fallait tout installer, la lumière, le fond, les mesures, la vidéo, les photos. Ça prenait des heures.
Les gens étaient surpris. Ils n’avaient jamais vu ça.
Plus tard, Orchie m’en a reparlé pendant des années, et elle riait à chaque fois en me disant :
« Toi, tu faisais le casting comme si tu tournais un film ! »
Mais c’était ma manière à moi.
Je n’avais aucune théorie. J’apprenais à travers la pratique, en inventant ma propre méthode, seul, dans cette ville qui s’ouvrait à peine à l’Ouest.
Et c’est là que j’ai compris une chose fondamentale : je l’avais avec l’instinct.
Et puis il y eut Réka. Elle n’était pas encore prête. Elle n’était pas façonnée. Mais le silence intérieur est venu. Cette certitude sans mot. Ce moment unique où mon esprit me dit : c’est elle. Je voyais déjà la femme qu’elle deviendrait plus tard, comme on voit une architecture derrière un échafaudage.
C’est là, dans cette ville en renaissance, dans ce Fashion Café de Budapest, que j’ai compris que mon regard pouvait devenir un métier.
À Budapest, je suis devenu ce que j’étais destiné à être.
Moscou, une gifle visuelle
Rien à voir avec Paris. Rien à voir avec Budapest. C’était une ville-monde. Les voitures restaient bloquées pendant une heure pour faire deux cents mètres. Les klaxons ne servaient à rien. Le trafic était un animal vivant, lourd, énervé, massif.
Elena et son ami Marat m’ont pris par la main, littéralement. Ils m’ont emmené directement vers la Place Rouge, le Kremlin, les icônes, Lénine dans son mausolée. Les dômes colorés de la cathédrale Basile-le-Bienheureux semblaient irréels. Moscou était à la fois mystique et brutale. On pouvait sentir la force du pays dans les murs, dans la pierre, dans les regards. On pouvait sentir que les gens avaient survécu à des choses dont nous, en France, nous n’avions même pas idée.
Et puis il y a eu les castings.
La première agence où l’on m’a mené était incroyable. C’était dans une immense salle, très haute de plafond — probablement une ancienne salle de danse soviétique. Le parquet grinçait, la lumière tombait d’un plafond ancien, et l’air gardait la mémoire des répétitions d’autrefois. Et au milieu : ce petit homme en costume gris. Militaire. Sec. Autoritaire. Froid. Il alignait les jeunes filles comme des soldats. En rang. Droites. Regard devant. On les faisait passer une par une, sans fantaisie, comme à une inspection.
Moi, au milieu de tout ça, j’avais ma caméra. Je filmais les profils, les visages, la marche. Je leur faisais dire deux mots, toujours à l’instinct. Il n’y avait pas de méthode écrite - je la créais sur le terrain. Dans cette salle, les fantômes du communisme flottaient encore. Le silence était dense. Chaque pas résonnait comme une note dans une partition sévère.
Mais Moscou n’était pas qu’une succession d’auditions. C’était aussi des lieux où l’argent et le pouvoir se croisaient dans l’ombre. Un soir, on m’a emmené dans un casino où l’on entendait de la musique basse et des conversations feutrées. Là, au fond, des hommes immenses restaient assis, épaules larges, silhouettes qui remplissaient l’espace. Ils ne parlaient pas, ils regardaient. Ils avaient l’allure de ceux pour qui l’argent est une langue et la menace un accent naturel. Leur présence transformait l’air : il devenait plus dense, plus coagulé. On ne plaisantait pas là-bas.
À l’hôtel, la chose s’est confirmée. Dans le lobby, j’ai repéré un homme entouré de gardes du corps avec oreillettes. Ils étaient parfaitement synchronisés, immobiles comme un cordon de protection invisible. Leur œil était entraîné à repérer tout ce qui dévie. Leur regard n’était pas une question : c’était une évaluation. Une radiographie humaine.
Cette tension ambiante m’a traversé. J’ai ressenti la peur — pas une panique frénétique, mais une peur basse, physique. Mon cœur se déplaçait dans mon corps. J’ai senti les corps autour de moi comme des masses qui déplaçaient l’air. Cette peur m’a rendu attentif, tranchant. Elle a aiguisé mon regard.
Et à Moscou, j’ai commencé à comprendre quelque chose d’essentiel : mon métier. Pas le métier rêvé, pas l’image romantique mais le métier réel.
Comme j’avais fait du théâtre, du cinéma, et que je sortais d’une école d’acteurs, j’ai commencé naturellement à coacher ces jeunes filles. À leur dire comment se tenir. À leur faire remarquer si elles étaient un peu overweight ou pas. À leur montrer en direct comment se placer face caméra, sans pose vulgaire, sans masque. Je leur montrais comment respirer devant l’objectif. Je leur donnais des repères physiques.
Je commençais à transmettre ce que je savais du corps, du mouvement, de la lumière. Et j’ai senti que ça me plaisait. Ce métier me plaisait. Et surtout, le voyage me plaisait.
Je n’avais pas envie de rester enfermé à Paris. Le Brésil m’avait ouvert le monde. Et maintenant la Russie m’ouvrait un continent entier. Je réalisais que j’allais faire ce métier en voyageant. Et que ces voyages allaient m’apprendre tout autant que les visages.
Moscou, ce fut ça : ma première entrée dans la légende. Là où j’ai compris que mon regard n’était plus un jeu mais une responsabilité. Où la peur et la beauté coexistaient dans la même respiration. Où j’ai appris à tenir la caméra comme un instrument de vérité.
Et au fond de moi, je savais déjà que le vrai choc n’était pas Moscou. Le vrai choc, ce serait plus loin. Plus à l’Est. Plus profond.
La Sibérie m’attendait.