Depuis tout petit, j’aime regarder les filles. Qu’elles marchent sur la plage, qu’elles se promènent dans la rue, qu’elles soient assises, studieuses ou nonchalantes, à la terrasse d’un café, j’aime regarder les filles. Qu’elles soient seules comme le premier fruit d’un arbre au printemps, ou en grappes, comme des grains de raisin gorgés de saveurs, j’aime regarder les filles.
Chacune a sa façon d’être : pressée ou hésitante, blasée ou curieuse, autoritaire ou soumise, ouverte sur le monde ou refermée sur elle-même. Chacune a son style : décontracté, sexy, classique, sportif... Je m’imagine en observant leur regard ou leur façon de se mouvoir quelles peuvent être leurs pensées ou leurs désirs du moment. Je m´évade, je voyage, je me laisse porter par les effluves de leur parfum.
Je suis évidemment sensible à la beauté naturelle, mais ce qui m’émeut le plus, c’est la façon qu’ont les filles de se mettre en scène. Elles transcendent l’éclat de leur regard avec du maquillage. Elles transforment leur bouche en objet de désir avec un simple rouge à lèvres. Elles savent mettre en valeur les plus belles parties de leur corps. Ce peut être les jambes, les fesses, les seins, les chevilles, le visage, les cheveux, les mains... Et puis, il y a le choix, la plupart du temps murement réfléchi, de leur tenue, courte ou enveloppante selon leur humeur et leur envie de se dévoiler. Il y a les chaussures, portes ouvertes sur tous les fétichismes. Il y a les bijoux qui soulignent ce qu’elles veulent mettre en valeur. Il y a les tatouages pour ponctuer leur corps de leurs souvenirs ou de leurs souffrances.
Chaque fille qui passe est un roman. Je me projette dans leur vie, tour à tour spectateur bienveillant, amant fougueux et passionné, voisin voyeur, mari éconduit. Je spécule sur nos destinées entrelacées. Serait-ce un amour fou et exclusif, brutal et irréversible si elle m’adressait la parole ? Sa voix serait-elle hypnotique, comme son regard ? Que se passerait-il dans une heure, dans un jour, dans une semaine ? Que deviendrions-nous au bout de deux ans ou dix, si nous partagions notre existence, même l’espace d’un instant ? A quoi notre rencontre aboutirait-elle ? Suis-je Breton et elle Nadja ?
Je divague et me noie, l’espace d’un instant, dans de nébuleuses pensées où les corps se mêlent, dans des atmosphères changeantes, tantôt de domination et de soumission, tantôt de sérénité et de caresses, tantôt d’étrange complicité. Je contemple les jambes fuselées. Je devine qu’elles sont gainées de soie, après un cérémonial, chaque matin, de bain parfumé, d’épilation tendrement douloureuse et de crème apaisante. Je traque les chainettes de cheville ou de taille qui viennent souligner la parfaite courbure d’un corps au mille secrets.
Photo Arnaud-Louis Chevallier
J’aime les filles mais je suis timide. Jamais je ne les aborde. Tout en plus, je m’habille de façon singulière pour avoir la chance qu’elles finissent par me remarquer. Mais le contact est rare et la plupart du temps, je me contente de regarder, avec la frustration désespérée qui décuple mon désir, et qui me fait zapper d’une fille qui sort de mon champ visuel à une autre qui y rentre.
Photo Arnaud-Louis Chevallier
Je peux passer des heures assis à une terrasse à regarder déambuler les filles. Même en présence d’une autre personne, je ne peux m’empêcher de porter un coup d’œil, pas toujours discret, aux passantes qui exhibent des parties de leur corps. Ça agaçait prodigieusement mon ancienne compagne, décédée il y a quelques années, qui me donnait des claques derrière les oreilles dès qu’elle surprenait mon regard se poser sur une belle paire de cuisses. Ça a également agacé la suivante qui m’a fait remarquer un jour, avec perfidie, alors que je pensais mon voyeurisme indécelable : « Elle est short, mais elle est pas belle ! »
Dès que l’ensoleillement le permet, je porte des lunettes noires. Je cache du mieux que je peux mon penchant, mais il est encouragé par tout ce qui nous entoure : les affiches publicitaires, les couvertures de magazine, les devantures de boutiques, les images qui me sont poussées par les réseaux sociaux. Je suis Charles Denner dans «L’homme qui aimait les femmes».
Photo Arnaud-Louis Chevallier
Chaque matin, au réveil, alors que je ne demande rien, j’ai ma rasade de nouveautés en matière de cuisses oblongues, de regards mutins et de sourires narquois dès que j’ouvre ma tablette. Ce sont de nouvelles filles du monde entier qui viennent me saluer avec la complicité d’algorithmes narquois. Elles défilent inexorablement, sensibles à mes doigts qui les frôlent. Elles apaisent mes angoisses et me motivent pour m'extirper du lit: peut-être l’une d’entre elles sortira-t-elle de mon écran pour déambuler dans la rue à ma rencontre ? Et même si ça n’est pas certain, et même très improbable, c’est quand même possible car dans la vie, tout peut arriver. C’est cette seule perspective qui me pousse à me lever, vers de nouvelles aventures imaginaires, encore et encore. Mais jamais rien n’arrive et au fond de moi, je reste bien seul, comme chacun d’entre nous. Ce doit être la raison obscure de ma présence sur Terre. C’est à la fois ma croix et ma raison de vivre.
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