En France, comme dans beaucoup de pays, les grandes entreprises sont l’alpha et l’oméga de l’économie. Mais comment fonctionnent-elles exactement ? Une vision orientée d’Arnaud-Louis Chevallier, à partir de sa propre expérience
Au cours de ma vie professionnelle, je n’ai pas exercé mes talents seulement comme patron de discothèque. Après sept années à gérer les coulages au bar, l’énervement des videurs et les clients ayant abusé de l’alcool ou de substances moins licites, j’ai passé de nombreuses années dans une grande entreprise internationale.
Ça ne s’est pas passé du jour au lendemain. Je me suis d’abord fait embaucher par plusieurs cabinets de conseil qui n’étaient pas très exigeants sur le Curriculum Vitae : j’étais ingénieur, et qu’importe si c’était en boites de nuit, j’avais un diplôme reconnu par la commission nationale du titre et je pouvais donc être facturé aux clients au prix fort. De toute façon, le travail était à portée de n’importe quel crétin sachant rédiger : dans la plupart des cas, il fallait interviewer le commanditaire de la mission, noter scrupuleusement ce qu’il voulait qu’on écrive dans notre rapport puis retranscrire l’ensemble en s’appuyant sur de vagues données chiffrées fournies par l’entreprise, en les comparant à des bases de données savamment élaborées par le cabinet, dans l’opacité la plus complète et selon des critères extrêmement discutables.
Le principe est simple : celui qui paie a toujours raison et plus il paie cher et plus il a raison. Le commanditaire de la mission est donc celui qui détient la vérité qui apparaitra dans le rapport final, même si tout ce qu’il dit est un tissu d’âneries plus grosses que lui. Dans un même temps, comme le montant élevé de la facture influe sur la crédibilité de ce que produit le cabinet conseil, celui-ci n’hésite pas à gonfler ses effectifs avec des personnes largement surdimensionnées. Il n’y a pas besoin d’être très performant pour travailler sur une mission de conseil ou d’audit... Ça tombait bien : je ne l’étais guère car englué dans des problèmes d’alcool après avoir dirigé des discothèques.
C’est une période de ma vie où j’ai réussi à me guérir progressivement de mon éthylisme chronique en me fixant des barrières simples : pas une goutte avant une certaine heure ni après une certaine autre, et en réduisant petit à petit l’écart où je pouvais boire, je suis arrivé au bout de quelques mois à une sobriété socialement acceptable. Comme j’avais vu beaucoup de choses dans mes précédentes activités et que je recouvrais progressivement mes facultés de déduction et d’organisation, j’ai vite été repéré par le client chez lequel j’effectuais ma mission et il m’a fait une proposition d’embauche.
Car c’est l’une des caractéristiques des grandes entreprises : elles se targuent de recruter ce qu’il y a de mieux sur le marché du travail, le nec plus ultra étant d’embaucher une personne surdiplômée, sortant de l’école mais ayant déjà une expérience professionnelle de plus de dix ans. Evidemment, c’est un oxymore, mais miraculeusement, j’étais bien dans la cible. Il m’a suffi de cacher mon passé dans le monde de la nuit, et comme j’étais déjà facturé par ma société de conseil comme ayant une solide expérience, cela prouvait que j’étais l’oiseau rare.
Une fois passé de conseil à salarié d’une grande entreprise, on bascule dans un autre univers, assez éloigné du reste du monde réel. Il y a toujours une grosse proportion de cadres car ceux qui ne le sont pas, on a tendance à les « externaliser » dès que c’est possible, c’est-à-dire les virer et les remplacer par des sous-traitants. On est donc dans l’entre-soi, dans un univers plutôt feutré, avec des collègues d’un niveau d’études dépassant généralement le Bac+5. Seul l’âge et l’ancienneté permettent de différencier les salariés entre eux. Et pour se démarquer les uns des autres, c’est une lutte acharnée, car c’est toujours très frustrant de voir son pair, ou pire, son adjoint, devenir son propre chef. Et ça peut arriver...
Les grandes entreprises investissent généralement des secteurs assez stables (Distribution, Construction, Télécommunications, Informatique, Automobile, Agroalimentaire, Pharmacie, Finance et banque, Luxe...) où leurs investissements massifs leur permettent d’asseoir leur puissance. Mais dans la vie des affaires, Il y a toujours des impondérables. Dès qu’une mésaventure arrive, on cherche un coupable même si la faute est largement partagée. C’est l’occasion rêvée de faire tomber en disgrâce les petits camarades les moins conformes, qu’ils soient en-dessous de la moyenne ou, au contraire, largement au-dessus, car on n’aime pas les gens trop limités, mais on n’aime pas non plus ceux qui sont trop brillants et qui écrasent leurs collègues par la pertinence de leurs analyses ou par leurs fulgurances. Et les responsables qui supportent que l’un de leurs adjoints soit plus pertinent qu’eux sont rares. Le niveau acceptable des cadres d’une grande entreprise suit donc une courbe de Gauss dont on exclut sans pitié les bords.
Les plus brillants n’ont d’autre choix, s’ils veulent rester longtemps en place, que de se trouver un protecteur parmi les membres les mieux installés au Comité Exécutif ou de cacher par tous les moyens leur supériorité intellectuelle.
Pour se prévenir d’être désigné comme bouc-émissaire en cas de problème, tout chef qui se respecte va demander à ses collaborateurs de remplir des fiches de « reporting », des tableaux de bord, des suivis budgétaires, des plannings, l’objectif étant de montrer qu’on a tout mis en place pour maîtriser la situation et que si quelque chose dérape, c’est parce que quelqu’un en-dessous ou à coté a trompé la vigilance de la communauté. Le chef peut perfectionner le système en changeant régulièrement les outils qu’on lui remonte et en multipliant ses demandes pour prouver sa bonne foi, notamment sur les sujets complexes ou techniques qu’il n’est pas à même de comprendre. D’ailleurs, lorsqu’un spécialiste maîtrise un domaine rébarbatif où il est le seul à exceller, il n’en tire aucune estime : bien au contraire, tout le monde considère que ce qu’il fait est chiant et on cherche à « externaliser » son travail, car il rentre dans le bord supérieur de la courbe de Gauss.
Compte tenu de la masse des éléments de suivi demandés par les uns et par les autres, il n’est pas rare qu’un cadre passe une très large majorité de son temps à communiquer sur ce qu’il fait plutôt qu’à le faire vraiment.
En ce qui concerne les décisions, c’est toujours une prise de risque, que les personnes les plus ambitieuses rechignent à prendre. On invente des comités Théodule où on invite des dizaines de hiérarques aux intérêts divergents pour que rien ne soit tranché. Les juristes et les informaticiens sont passés maîtres dans l’art de bloquer un projet. On peut aussi invoquer l’attente de tel ou tel événement futur pour y voir plus clair...
De toute façon, les promotions aux postes les plus élevés sont réservées à celles et ceux qui ne prennent jamais de décision. Les meilleurs s’abstiennent même de donner la moindre orientation ; ils se contentent de demander à leurs collaborateurs des tableaux de chiffres qu’ils critiquent avec délectation. Ceux qui ont, malgré tout, des idées et qui aimeraient bien les appliquer, doivent faire appel à une mission de conseil ou d’audit, mais ça prend du temps et ça coûte de l’argent...
Pour ma part, ayant travaillé au départ dans des boites de nuit qui sont des structures extrêmement réduites, je ne pouvais pas m’abstenir de prendre des décisions à mon niveau. Beaucoup de mes chefs directs se satisfaisaient de mon autonomie, prêts, pour certains à se dédouaner en cas de problème en disant que j’étais un électron libre. Mais dans ces conditions, ma promotion au sein de l’entreprise a été plutôt lente...
Pour me protéger et garder une marge de manœuvre appréciable, j’ai trouvé une parade, en participant à des réunions avec d’autres entreprises au sein de communautés patronales, ou encore en répondant à des journalistes dès que j’étais sollicité : la reconnaissance externe fait figure de totem d’immunité pendant un certain temps.
Mais ça n’a pas empêché certaines personnes qui étaient bien au-dessus de moi dans les organigrammes de me jalouser étrangement et de saisir de nombreuses occasions pour m’attaquer sur tout ou rien. Ils ne supportaient pas qu'un chef subalterne prenne des décisions... Et je ne suis, en fin de compte, jamais monté très haut.
Puis, à l’approche de mes 60 ans, tout s’est emballé. A l'occasion d'une "réorganisation", les critiques se sont fait plus nombreuses et les rancoeurs plus vives. Car les grandes entreprises détestent les vieux. Ils sont plus chers et, compte tenu de leur expérience professionnelle ou de leur épuisement, ils débordent sur l’une ou l’autre des parties indésirables de la courbe de Gauss.
Et surtout, et c’est le fond du problème, quand un nouveau Directeur Général, tout frais émoulu de l’ENA ou de son équivalent étranger débarque à la tête de l’entreprise, et qu’il veut tout changer pour pouvoir imprimer sa marque, les vieux font de la résistance : ils repèrent les nouvelles mesures qui ont déjà été mises en place plusieurs lustres auparavant et qui ont déjà échoué, ou celles qui sont inapplicables, absurdes ou contre-productives et ils en sabotent plus ou moins volontairement la mise en place. Et ça, pour un Directeur Général, et pour les actionnaires qui l’ont nommé, c’est insupportable.
Cinq ans avant l’âge minimum de départ à la retraite, j’ai donc été contraint de négocier mon départ avec le DRH du groupe dans lequel je travaillais depuis des décennies. Le DRH en question, qui était né la même année que moi est d’ailleurs parti trois mois plus tard, pour les mêmes raisons.
Il a été remplacé par l’ancien responsable d’une société de conseil spécialisée dans l’établissement des plans de licenciement (rebaptisés cyniquement en 2002 par les députés et les sénateurs, « plans de sauvegarde de l’emploi »). La chasse aux vieux, aux trop mauvais, aux trop bons et à ceux qui prennent des décisions a repris de plus belle. Pour que le conformisme, la médiocrité et l’immobilisme perdurent encore et encore.