Je crois aux vertus du hasard. Je crois à l’intelligence des coïncidences.
Il y a quelques mois, lors d’une croisière qui m’a amené en Afrique du Sud, j’ai découvert, au loin, les Iles du Cap-Vert. L’un des passagers avait eu une attaque cérébrale, et y avait été débarqué sur une vedette sanitaire pour être rapatrié d’urgence en France. Ce sont des choses qui arrivent fréquemment sur les paquebots où on trouve beaucoup de vieux et où les changements de climat et d’horaires alliés à la pratique intensive de danses de salon amènent à une déperdition régulière du nombre de voyageurs. Avec son fort taux de mortalité, chaque croisière constitue une solution tout aussi efficace que le covid pour diminuer les dépenses liées à la retraite et à la dépendance...
Toujours est-il que j’avais pu contempler ces iles, majestueuses et pleines de mystères, mais que je n’avais pas pu y débarquer, ce qui m’avait considérablement frustré. Mais les frustrations même persistantes s’enfouissent vite dans les méandres de la pensée et je suis passé à d’autres -et multiples- insatisfactions.
Ce n’est que plusieurs mois plus tard, en regardant simplement, pour me faire rêver, toutes les destinations de la filiale low cost d’Air France que j’ai découvert qu’il y avait quatre lignes régulières, pour pas très cher, vers ce pays perdu dans l’océan. Et le lendemain, alors que je passais boire un verre dans un café en bas de chez moi, la tenancière, une belle et élégante métisse m’a indiqué qu’elle venait de se marier et qu’elle allait effectuer son voyage de noce au Cap Vert, où elle était née car les voyages en avion n’y étaient vraiment pas très chers.
Les coïncidences... J’ai pris mes billets, j’ai réservé un hôtel à Praia (« la Plage » en portugais), la capitale, et je suis parti.
Je reviens donc de Santiago, la principale de la dizaine d´iles qui composent la République du Cap-Vert, à plus de 700 km au large du Sénégal.
Contrairement à ce que pouvait me laisser croire les cartes sur Internet, mon hôtel était assez excentré. Mais, de toute façon, on ne découvre véritablement une ville qu’à pied. Le premier jour, j’ai donc parcouru les trois kilomètres qui me séparaient du centre-ville en marchant à vive allure sous un soleil de plomb. Il faut dire que bien que sous les tropiques et en plein milieu de l’océan Atlantique, il ne pleut pratiquement jamais au Cap-Vert.
Praia est une ville, au premier abord, assez déconcertante, avec des quartiers résidentiels et administratifs juchés sur des collines, séparées par des vallées constituées de zones industrielles et d’avenues aux allures d’autoroutes. Le principal centre-ville s’appelle Plato (ou Plateau, si on veut le franciser). Quand on arrive à ses pieds, on croit, au départ, qu’il s’agit d’une petite citadelle. C’est en montant les escaliers (cinq étages, tout de même), qu’on découvre qu’il s’agit d’un vaste quartier animé. On y trouve les principaux ministères, le palais du Président de la République, les Palais de Justice, une rue piétonne agréable, un lycée, la mairie, le grand marché municipal, et quelques supérettes proposant des produits de stricte première nécessité. En allant du côté des palais présidentiel et de justice, on domine la côte et on voit l’océan.
La rue principale de Plato
Le Palais présidentiel
Vue sur l´océan depuis Plato
La colline voisine, au sud, Achada do Santo Antonio, est un quartier plus tranquille, avec de nombreux immeubles d’habitations confortables, mais sans grand intérêt touristique. C’est là que se situe le Parlement flambant neuf. L’ensemble domine le secteur des plages et des grands hôtels, Prainha, qui se termine en presqu’ile avec, au bout, le phare Dona Maria Pia, classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
Une rue d´Achada de Santo Antonio
Le hasard, toujours : j’ai fait la connaissance de Christophe dans l’avion. C’est un musicien qui a fait partie de la Philharmonie de Paris. Il est en train de faire construire une maison dans le nord de Santiago, où il envisage d’emménager un café-bar-salle de concert pour pouvoir y jouer avec ses amis capverdiens. Il y a énormément d’habitants qui savent jouer d’un instrument de musique et un grand nombre de terrasses de café accueillent les plus virtuoses -et ils sont nombreux- pour des concerts prévus de longue date ou totalement improvisés.
Christophe m’emmène le soir découvrir la vie culturelle de Praia qui est donc intense. Il m’entraine à l’intérieur de l’ambassade du Portugal, sur Achada do Santo Antonio où se trouve la plus belle salle de spectacles de l’ile. Il faut dire que le Portugal reste encore très présent dans les domaines culturels et universitaires, avec des centres de formation et de promotion de la langue portugaise, de nombreuses écoles et plusieurs universités.
Il me fait découvrir, à Plato, le Quintal de Musica, un restaurant avec une scène sur laquelle il se produit pour trois morceaux avec son saxophone, à l’invitation d’un de ses amis qui y fait son tour de chant. Nous allons ensuite sur la rue piétonne 5 de julho, où plusieurs terrasses proposent des intermèdes musicaux. Nous nous arrêtons à l’une d’entre elle où il me présente le président de la SACEM capverdienne, avec qui il interprète plusieurs standards du pays, au saxophone puis à la flute, à la demande du chanteur sur la mini-scène.
A la terrasse d'un café de la rue 5 de julho
Je fais également appel à un guide -et chauffeur, puisque je n’ai pas le permis de conduire- pour découvrir Santiago. Le centre de l’ile est constitué d’une vallée entourée de très belles montagnes qui semblent découper le ciel. Elles sont vertes mais avec une végétation clairsemée. La brume et la rosée du matin parviennent à entretenir une fragile mais dense verdure qui recouvre un sol marron foncé. Je suis étonné par l’état impeccable des routes, de même que je suis surpris par le nombre de constructions neuves et l’absence totale de bidonvilles, dans un pays où le niveau de vie reste néanmoins assez faible : à titre d’illustration, une course en taxi coûte 2 euros.
Si on aime un peu l’histoire, il faut aller à Cidade Velha à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Praia. C’est la première ville construite par les portugais, au moment où ils ont commencé à peupler les iles du Cap-Vert, puisqu’avant eux, il n’y avait pas âme qui vive dessus. On découvre un paisible village, en pierres, au bord de l’eau, surmonté d’une montagne où un fort a été récemment restauré. Il servait à détruire les vaisseaux pirates car Santiago qui servait d’étape maritime lors du commerce des esclaves était renommée pour sa richesse. Au bord de la plage, on découvre un pilori, où les prisonniers désobéissants étaient exposés aux humiliations les plus diverses.
Le pilori de Cidade Velha
Le fort qui domine Cidade Velha
Une rue de Cidade Velha
Mon guide m’amène également à Tarrafal, un très joli village de pêcheur au nord de l’ile. La plage y est enchanteresse, avec un bar en bois où on boit des jus de fruit frais ou de la cachaça. Je lui parle en espagnol. Il me répond en portugais. Il parle également, comme tous les cap-verdiens, le créole portugais, qui est exactement le même que celui de Curaçao et d’Aruba, aux Antilles, où je suis allé il y a trois ans, au large du Venezuela. J’ai quand même parfois du mal comprendre ce qu’il dit. Il m’explique que sa femme parle couramment le français parce qu’elle a fait ses études au Maroc. Mais elle n’est pas là...
La plage de Tarrafal
Il me montre ensuite le camp de concentration de Tarrafal. Bruno Retailleau qui affirme que « l’état de droit n’est ni intangible, ni sacré », en rêve. Bien avant lui, Salazar l’a fait. Dans un empire colonial portugais en pleine déliquescence, le vieux dictateur sanguinaire a fait construire un camp de concentration dans la lignée de ceux de l’Allemagne nazie, pour y entasser les opposants politiques et syndicaux d’Angola, de Guinée Bissau, de Mozambique et, bien sûr, du Cap-Vert. Les prisonniers, astreints à des travaux forcés harassants autant qu’inutiles, sous un soleil de plomb, y mouraient lentement -mais sûrement- de diphtérie car l’eau à laquelle ils étaient obligés de s’abreuver était volontairement polluée et qu’ils n’avaient pas le droit de la faire bouillir avant consommation.
L´entrée du camp de concentration de Tarrafal
Le pavillon de l´Angola où étaient entassés les prisonniers angolais
Amilcar Cabral, leader indépendantiste et ami de Che Guevarra a, quant à lui, été exécuté en 1973 par la police politique salazariste. Il est devenu depuis le héros national. Indépendant depuis 1975 à la faveur de la révolution portugaise menée sans effusion de sang grâce notamment à Otelo de Carvalho, le Cap-Vert a connu une période de communisme avant de se convertir en douceur à l’alternance démocratique à partir de 1990.
Amilcar Cabral (photo: Ben Martin)
Mais comment ce petit pays sans véritable ressource naturelle peut-il vivre dans une apparente opulence? Je me promène à Prainha et remarque à côté du phare Dona Maria Pia un chantier pharaonique sur plusieurs hectares comprenant une petite ile en face de la capitale pour la construction d’un complexe d’hôtels et de casinos financé par une entreprise chinoise venue de Macao. Aux dernières nouvelles, les travaux ont été stoppés car le projet financier reposait aussi sur la création d’une banque cap-verdienne aux capitaux exclusivement chinois, laquelle n’a pas reçu, pour l’instant, l’agrément du gouvernement du Cap-Vert.
L'entrée du chantier chinois à Prainha
Le lobbying de la Chine est pourtant visible et intense : lorsqu’on est devant le Parlement, à Achada do Santo Antonio, ce que l’on remarque avant tout, ce sont les ambassades de Chine et de Russie juste en face de l’entrée. L’ambassade des Etats-Unis, elle, se trouve dans une position de repli à Plato, jouxtant le bâtiment du conseil municipal de Praia, gardé par la police cap-verdienne et une armada de mercenaires américains.
L´entrée du Parlement
En face de l´entrée du Parlement, l´ambassade de Chine
Jouxtant l´ambassade de Chine, l´ambassade de Russie
Mon guide témoigne de l’omniprésence de l’Empire du Milieu dans son pays. Lui-même a passé deux ans à l’université de Shangaï où les cours étaient exclusivement en anglais et en portugais. Il en a gardé un souvenir enthousiaste. Lorsque l’on voit à quel point il est difficile pour un étudiant étranger de s’inscrire dans une université française et à quel point les amis de Bruno Retailleau veulent encore durcir les conditions d’admission, ça laisse rêveur.
Christophe me confirme que les chinois sont partout et que ceux qui sont envoyés au Cap-Vert ont la réputation d’être industrieux et travailleurs.
Mais pourquoi donc Pékin finance-t-il massivement ce petit pays sans matières premières ? Les raisons sont multiples : ça permet d’accroitre son influence au niveau international, en particulier à l’ONU, avec un état-membre démocratique ami ; les investissements spectaculaires qui y sont réalisés servent de vitrine auprès des états africains voisins ; le Cap-Vert possède un potentiel de développement et donc de retour sur investissement non négligeables avec le secteur de la construction, le tourisme et éventuellement l’industrie financière ; la population peut, le cas échéant, servir d’appoint de main d’œuvre dans une Chine globalement vieillissante...
Lorsque Louis XIV a construit Versailles, ça n’était pas rentable, mais ça a été un moyen prodigieux d’unifier le pays et de favoriser son essor culturel et commercial. Et depuis trois siècles, l’investissement de départ a largement porté ses fruits. Aujourd’hui, sous prétexte de déficit budgétaire, la France assure de moins en moins certains services publics pourtant élémentaires: il n’y a qu’à voir l’état de délabrement de Pointe-à-Pitre, à la Guadeloupe, où j’ai séjourné l’an passé et où le tribunal n’est même plus entretenu. Or un pays ne fonctionne pas comme une entreprise. En particulier, il ne fait pas faillite : s’il dépense trop, il suffit de dévaluer sa monnaie... Avec le passage à l’euro, c’est un peu plus compliqué, mais aucune organisation humaine n’est irréversible ni même incontournable.
L´entrée du tribunal de Pointe à Pitre
Prainha et le Phare Dona Maria Pia au loin
Le tribunal suprême de Praia
(équivalent de la Cour de Cassation 👉)
Photo publicitaire du Cap Vert
Toutes les photos ont été prises par Arnaud-Louis Chevallier sauf la dernière (photographe inconnu) et celle d'Amilcar Cabral (de Ben Martin)