C’est une journée de novembre un peu pluvieuse mais où il ne fait pas encore trop froid. J’en profite pour étrenner mes chaussures neuves d’une jolie couleur châtaigne. Je pars de Saint-Paul, où j’avais rendez-vous. Je passe par la place des Vosges, toujours magnifique.
Je me souviens que, dans les années 1970, à l’heure de l’immobilier parisien triomphant, les quartiers livrés aux bétonneurs comme le quinzième arrondissement étaient portés aux nues, alors que le centre de Paris, crasseux et vieillot, était laissé aux pauvres, en attendant une hypothétique expulsion pour y construire de nouveaux gratte-ciels. C’est ainsi qu’on trouvait des commerces bas de gamme tout autour de la place des Vosges, comme des soldeurs d’équipements de sports d’hiver ou des épiceries kabyles. C’est devenu un musée pour riches à ciel ouvert. Le temps fait des miracles.
Je décide de remonter la rue de Turenne. Alors que je viens de quitter la rue des Francs-Bourgeois, j’entends la voix d’une jeune femme furieuse qui s’écrie :
- « Quoi ? Tu dis que je suis soupe-au-lait ?
Je me retourne. Le pauvre homme qui l’accompagne et qui s’apprête à subir sa vindicte pendant un long moment a, sans doute, un peu raison.
A moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle forme de féminité. Celle du vingt-et-unième siècle. Elle témoigne de la vertigineuse évolution de la sensibilité des femmes vis-à-vis des hommes.
Malgré ce signe du destin, je me remets à scruter celles qui persistent à porter des jupes, malgré le temps maussade, afin d’admirer leurs jambes, avec délectation. C’est mon passe-temps favori.
De toutes façons, les paroles que je viens d’entendre se mêlent aux bribes des autres conversations qui arrivent à mes oreilles et l’ensemble s’envole au rythme du vent. Ce magma sonore qui se régénère au fil de mes pas rythme ma pensée divagante. Je m’imagine qu’il s’agit d’une voix sans visage, jusqu’au moment où, au carrefour de la rue de Bretagne et de la rue Vieille du Temple, une vitrine tout droit échappée de l’imagination de Salvador Dali m’hypnotise : des têtes géantes sans cheveux se tournent lentement vers les passants.
Ce sont peut-être elles qui me parlent depuis tout à l’heure. Peut-être captent-elles les âmes errantes pour les rediriger vers des lendemains plus radieux ? Les badauds fascinés et subitement silencieux les accompagnent de leurs pensées pleines d’émerveillement.
Un peu plus loin, un lieu a été ouvert pour le week-end pour vendre des fringues dans une ambiance jeune, avec même une disc-jockey qui a l’air très absorbée par son travail. Je rentre à la recherche de jeunes filles court vêtues mais je ne vois, hélas, que des jambes cachées dans des jeans taillés comme des sacs à patates. Ce doit être la mode. Les vendeuses comme les clientes sont agréables mais distantes.
Je bifurque vers l’ouest pour voir s’il y a du nouveau. Je m’arrête rue de Montmorency, à la galerie Alberta Pane, où je découvre les chaussures en céramique de Marielle Chabal. Elles sont moins pratiques que les miennes qui ne me font toujours pas mal aux pieds, mais elles sont quand même intéressantes. J’imagine la femme de demain, mégère distante, avec des vêtements sans forme mais pratiques, et des souliers pleins de piquants, prête à donner des coups de pied sanglants à toutes les personnes dont la tête ne leur revient pas. Le monde change et il faut s’y préparer.
Je reviens vers la rue Volta et emprunte la rue Notre-Dame de Nazareth, devenue le paradis des boutiques éphémères. Je discute un instant avec les promoteurs de trois jeunes marques d’accessoires en cuir et de bijoux, Eeffee 👉, Stence 👉 et Avsten 👉, qui présentent leurs créations le temps d’un week-end.
A côté, se trouve un étrange magasin qui tient à la fois du sex-shop et de l’établissement de luxe et où les articles coûtent, tous, plus de deux mille euros. La responsable, en short et en cuissardes léopard reste silencieuse. De toute façon, elle ne parle qu’anglais. Mon héroïne du futur, que je suis en train de façonner mentalement au fil de ce que je vois, commence à se matérialiser. Elle sera grande, agressive, pouvant tuer d’un seul coup de pied, mais élégante et raffinée, avec des gants chers et délicats et une allure altière. Je l’imagine toisant son entourage et ne s’exprimant plus par la parole mais par la télépathie comme les têtes géantes de tout à l’heure.
Je tourne dans la rue Saint-Martin et passe devant l’incroyable galerie Olivier Castaing, antre magnifique d’objets surréalistes. Mon songe se poursuit et j’y vois le royaume de la femme du futur, avec ses trophées accrochés aux murs, comme des têtes de gibier aujourd’hui, mais peut-être des cranes de supposés agresseurs demain, et des pièges au plafond, comme des pierres pour assommer les importuns.
A proximité de chez moi, au croisement entre les rues du Faubourg Saint-Martin et Gustave Goublier, il y a un passage sous un immeuble, autrefois régulièrement squatté par de malheureux sans-abris. Des riverains nouvelle génération ont fait mettre des grilles autour du trottoir où ils avaient l’habitude de se réfugier, transformant l’espace en petite prison.
Et si ça n’était qu’une réalisation décidée dans le futur avec effet rétroactif par la femme de demain pour y enfermer les fâcheux dont elle veut se débarrasser ? J’espère simplement attirer son indulgence avec mes belles chaussures couleur châtaigne qui pourront attester d’un goût pour le raffinement de même nature que le sien.