J’habite au centre de Paris, à Strasbourg-Saint-Denis, pratiquement au-dessus du Globo où j’ai dirigé ma première discothèque, sous la marque déposée à mon nom, les 120 Nuits. J’aime bien ce quartier, non loin des Grands Boulevards, où mes grands-parents, venus des Antilles, m’emmenaient quand j’étais enfant, avec des étoiles plein les yeux, en se souvenant de leurs premiers séjours à Paris, alors que la capitale française rayonnait sur le monde.
Ils y avaient connu l’ascension des dadaïstes puis des surréalistes ainsi que la domination de la mode et de l’élégance parisiennes sur l’ensemble de la planète. Ils avaient adoré l’omniprésence de la culture, du marivaudage et de la fête, que ce soit dans la rue, dans les cafés, dans les théâtres, dans les boites de nuit. Ils avaient apprécié l’exquise ivresse procurée par les vins fins et les délicieuses liqueurs accessibles à bas prix dans tous les bistrots, alors que dans un même temps, c’était la prohibition aux Etats-Unis. Il faut dire qu’à la sortie de la «grande guerre» et de l’épidémie de grippe espagnole, les survivants n’avaient qu’une idée en tête : jouir de chaque instant comme si ça allait être le dernier. Et deux quartiers rythmaient alors les réjouissances : Montparnasse, avec ses peintres avant-gardistes et enflammés, et les Grands Boulevards, lieu de rencontre d’André Breton et de Nadja, où tout se décidait.
On l’a oublié, mais ce sont bien les restaurateurs des Grands Boulevards qui, dans les années 1920, constatant que leur chiffre d’affaire chutait brutalement après Noël, ont inventé de toute pièce le réveillon du nouvel an qui n’est ni une fête religieuse, ni une coutume traditionnelle. Avant, le 1er janvier était un jour férié, mais le 31 décembre, on allait se coucher, comme tous les autres soirs. Et cette astucieuse création a fait le tour du monde et perdure depuis, ce qui montre à quel point le microcosme parisien a pu être influent.
Lorsque j’étais petit, les Grands Boulevards avaient un peu décliné. On y allait pour acheter des vêtements fabriqués dans les ateliers du Sentier ou des fourrures importées par les pelletiers du Faubourg Montmartre. On y venait aussi beaucoup pour se distraire, aller au musée Grévin, au théâtre ou dans l’un des deux cinémas géants qu’étaient l’Eldorado et le Rex. J’aimais également découvrir les magasins intemporels des passages Jouffroy ou Verdeau, où on vendait des jouets en bois, des pierres de collection, des livres anciens ou des objets d’Algérie ou du Maroc. A l’approche de Noël, on poussait la promenade jusqu’aux grands magasins, aux vitrines illuminées et aux rayons pleins de jouets magnifiques.
Sur les boulevards Bonne Nouvelle et Poissonnière, on trouvait aussi des stands de foire : tir à la carabine, barbe à papa, churros, fléchettes, machines à sous. J’aimais bien l’ambiance du quartier, où se côtoyaient messieurs en costume, jolies demoiselles et ouvriers tailleurs. Et généralement, ma promenade avec mes grands-parents se terminait dans une pâtisserie avec des gâteaux délicieux.
J’habite donc à Strasbourg-Saint-Denis, comme dans mes rêves d’enfance sublimés, depuis, par mes incursions dans l’univers de la nuit. Mais, je le constate, le quartier a lentement mais inexorablement changé. Autrefois peuplé d’une foule bigarrée qui vivait en bonne fraternité, avec des vieux juifs d’Europe de l’Est, des natifs d’Afrique du Nord, des pakistanais, des tonquinois, des immigrés ayant fui les dictatures d’Amérique du Sud, il accueille désormais de plus en plus de jeunes couples originaires d’autres quartiers parisiens ou d’autres grandes villes françaises. Seuls les coiffeurs africains, héritiers des sapeurs des années 1980 (les membres de la SAPE, Société des Ambianceurs et Personnes Elégantes) ou les kurdes (dont la communauté anime, depuis les rues d’Enghien et de l’Echiquier, l’opposition aux régimes autoritaires de Turquie, d’Iran, d’Iraq et de Syrie), résistent à cette transformation sociologique rampante.
Les très nombreux vendeurs ambulants de fruits et légumes de la rue du Faubourg Saint-Denis ont disparu. Les fourreurs du passage Brady aussi. Les charcutiers-traiteurs ont été remplacés par des restaurants improbables où les menus sont en anglais. On ne trouve plus de mercerie, ni de librairie, ni de droguerie, ni de parfumerie artisanale. Et les pauvres ont été implacablement repoussés hors de Paris intra-muros.
Les provinciaux et les banlieusards -j’en connais quelques-uns- me disent, avec une pointe de mépris, que mon quartier est devenu un repaire de bobos.
Personnellement, je ne sais pas trop ce qu’est un « bourgeois-bohème ». Un citadin du centre-ville qui vote à gauche ? Voilà une définition qui me parait bien sommaire. Un geek woke surinvesti dans l’éducation de son enfant ? Je pense être exactement le contraire. Quelqu’un qui a des sous et qui se sent concerné par l’écologie ? Ce n’est pas mon cas...
J’ai acheté mon appartement à un moment où le foncier était abordable. Je suis ingénieur, certes, mais très réticent à utiliser les nouvelles technologies à outrance. Je ne prends jamais d’Uber et n’utilise que les transports en commun ou des taxis. Je ne sais pas faire de vélo ni de trottinette. J’utilise mon mobile avec parcimonie et je préfère le téléphone fixe. Je ne mange pas bio et je ne suis pas vegan.
Je ne suis pas du tout écologiste, déjà parce que je suis favorable à l’énergie nucléaire et qu’ensuite, même si je ne conteste en rien le réchauffement climatique et le fait que ce soit dû à l’activité humaine, je considère que la cause profonde est simplement qu’on est trop nombreux sur Terre. Je ne vote pas non plus socialiste, surtout depuis que la loi inique sur la pénalisation des clients des prostituées a été votée sous François Hollande. Je n’ai, par ailleurs, jamais voté LFI de ma vie à cause des propos putophobes de Jean-Luc Mélenchon. Mon engagement politique se limite à militer pour une meilleure répartition des richesses et pour la défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe. Et je n’ai aucune appétence pour les combats LGBTQ et je ne sais trop quoi d’autre. Chacun mène sa vie comme il le peut et lorsqu’une personne trouve le bonheur dans l’homosexualité ou la transsexualité, je trouve ça très bien pour elle, mais je combats l’idée qu’elle puisse constituer un exemple : elle a réglé son problème et c’est tout. Quant aux enfants, je n’en ai pas et j’en suis fort aise. Je ne supporte ceux des autres que lorsqu’ils sont sages et bien élevés.
Je pense être assez éloigné de ce qu’on appelle communément un « bobo ». Et quand je regarde autour de moi, je ne pense pas connaitre une seule personne qui revendique d’en être un. J’en conclus, déjà, que c’est une expression plutôt péjorative. Mais ça ne me dit toujours pas ce que c’est exactement.
Je consulte Wikipedia (👉 article Bourgeois-bohème). J’y apprends que Guy de Maupassant parle déjà de la bourgeoisie bohème en 1885 et que Claire Brétécher a repris l’expression en 1978 dans l’un de ses albums « Les Frustrés » mais que c’est à partir de 2000 et d’un article de Courrier international que le terme de « bobo » s’est démocratisé. Denis Tillinac le définit comme « un mix d’égocentrisme libertaire, de scepticisme ricanant et de consumérisme frénétique, avec un vague alibi écolo et compassionnel ». Ça n’est pas faux, mais ça reste très abstrait. En plus, il ne me semble pas que les habitants de mon quartier soient tellement ricanant ni même sceptiques. Bien au contraire, ils me paraissent, la plupart du temps, totalement dénués d’humour.
Je pose la question autour de moi. Lors d’un dîner, l’une des convives se lance dans une intéressante description :
- « J’habite dans le XIème arrondissement et il y en a plein autour de moi. » explique-t-elle, en séparant bien chaque syllabe quand elle imite une maman bobo « Quand je vais au marché d’Aligre, il n’y a que ça. Ce sont des mères de trente ou quarante ans. Elles ont un vélo-cargo dans lequel elles trimbalent leur progéniture. Les enfants portent toujours un prénom à la con, du style ‘Oscar’. Je les vois devant l’étal du marchand de légumes -des légumes bio, bien sûr- qui disent à leur fils : ‘Tu vois, Oscar, ça, c’est un po-ti-ron. Ça a le même nom que l’ami de Oui-Oui. Tu as déjà dessiné un po-ti-ron à l’école. Maman va faire une bonne purée de po-ti-ron. Tiens j’en achète un et on va le mettre dans la sacoche arrière du vélo. Non, pas celle-là, c’est pour mettre l’écharpe et les gants de Maman. On va la mettre dans la grosse sacoche, celle pour les courses du marché’ ».
Je retrouve effectivement des bribes de dialogues entendues ça et là. Finalement, les bobos, ce sont des citadins d’un grand conformisme, avec des tas de règles qu’ils s’appliquent pour borner une vie plutôt étriquée. Exactement comme ce qu’on appelait avec condescendance les «petits bourgeois» dans mon enfance. Ce sont les mêmes. Ils ont simplement augmenté suffisamment le patrimoine de leurs parents pour se maintenir en centre-ville.
Mais les mots évoluent aussi en fonction de qui les emploie. Cela précise ou modifie leur sens. Depuis plus d’une décennie, seules les personnes d’extrême-droite utilisent, toujours de façon péjorative, le terme de bobo. Petit à petit, il finit par désigner tous les individus, bourgeois ou non, urbains ou non, fortunés ou non, diplômés ou non qui, simplement, ne pensent pas comme elles. C’est large. C’est très large et ça ne caractérise que celui qui l’emploie comme faisant partie de la vaste nébuleuse des gens d’extrême droite.
Bobo est devenu un mot qui en dit plus sur celui qui l’utilise que sur celui qu’il désigne.